Je ne cherche plus l’ascète. Je ne prie qu’en coup de vent, quoique volontiers. Plus l’ascète qui prend aux tripes parce qu’enfin dégagé de son isolement peu choisi. Ascète à l’adn conjointe, tu as vécu entre des murs que je ne voyais pas. Ascète malgré toi, malgré ce qui aussi, était ton épiphanie parmi nous : les engrenages de ta vie, que tu faisais tourner, non sans souffrance.
Tu as été l’ascète qui s’inflige le secret, pourvu que personne ne sache que tu vivais pas comme il fallait. Tu jouais pas le jeu, et plus tu t’isolais, moins tu parvenais à faire de ta vie un empire dans un empire.
Ici, une référence à Spinoza : l’empire dans un empire, et son invitation à se penser comme substrat d’une substance unie, pas de coupure, de la matière à partager. Et même si c’était ton truc, la pensée qui rassemble, qui entraîne sous d’autres auspices que sa gueule, on peut dire que tu as embrassé l’ascèse avec plus de talent que l’assemblage.
Tu as fait l’ascète. L’ascète qui s’entête.
Ta tête qui oublie que rien de ce qui tue ne rend plus fort.
Faites l’ascète, cette injonction bien martelée, fut pour moi ton acte de décès, elle rejoignait trop bien celle de ton addiction : confinez-vous, là est le salut. Cons finis, devenus cons, derrière des murs qui n’auraient qu’à nous protéger plutôt que nous tuer. Toi, ça t’as tué. On a toutes et tous pensé que c’était dur, d’être isolé.e. et pas ce qu’on voulait. Faire l’ascète t’as tué. Je m’en fous que tout semble mélangé de ce propos sur un mot qui dit que la privation est une chose choisie. Je dis que pas. Que pas vrai.
Page de l’oms :
En termes de santé mentale publique, le principal impact psychologique à ce jour est un taux élevé de stress ou d’anxiété. Mais avec la prise de nouvelles mesures et l’émergence de nouveaux impacts – en particulier la quarantaine et ses effets sur les activités normales, les habitudes ou les moyens de subsistance de nombreuses personnes – les niveaux de solitude, de dépression, de consommation nocive d’alcool, d’usage de drogues, et de comportements auto-agressifs ou suicidaires devraient également augmenter.
C’est fini. T’as illustré sans avoir été cité. Je reviens de vider ta grotte, la somme des trucs qui te passaient par-dessus la tête. On a fait le vide de toi. On était plusieurs et c’était compliqué mais on l’a fait.
Ascète.
J’ai envie de raconter ça : non pas ta mort, seul, au cœur du télétravail.
Mais ce que ça fait de vider la maison de quelqu’un qu’on aime et qu’on imaginait pas devoir vider.
Ça commence avant de partir, avant de faire le premier pas vers les Noues, station de RER qui rappelle « Nos cabanes » de Marielle Macé, où j’entendis pour la première fois parler de ce mot qui offrait d’autres réserves de sens.
N-O-U-E-S
« Une noue est une sorte de fossé peu profond et large, végétalisé, avec des rives en pente douce, qui recueille provisoirement de l’eau de ruissellement, soit pour l’évacuer via un trop-plein, soit pour la laisser s’évaporer et/ou s’infiltrer sur place permettant ainsi la reconstitution des nappes phréatiques. »
Les noues sont une promesse. Mais ta spécialité, c’étaient les engrenages, ces petites roues dentées qui entraînent, entraînent, et créent de l’énergie et des relations de causes à effets. L’engrenage qui s’arrête que si la machine dit stop.
Avant d’arriver aux Noues, on est déjà plombé. On sera six. On sera tristes parce que tu n’es pas là. À destination. Dans ton chez toi qu’on a jamais aimé assez. On l’associait avec une défaite dans laquelle tu te serais entêté, mais que t’aurais pu surmonter. Orgueil humain qui n’a pas le cœur sur la main. Toi, tu disais rien de pourquoi tu vivais là. Je nous trouve bien arrogant.e.s, après coup. Bien surplombant.e.s. alors que là où t’étais, c’était toi qui importais. On s’est tous dit ça, maintenant. Tu t’es donné du mal pour nous maintenir à distance, c’est vrai. On t’a ascétiser avec ton accord complet.
T’as laissé des regrets. Et ça au moins, c’est sans ambiguïté.
Les pieds en plomb pour gravir les escaliers de la gare à ciel ouvert, la rue perpendiculaire et bientôt, le jardinet à traverser. Le sas et c’est chez toi.
Il faut tout trier, vider, nettoyer, empaqueter et charger vers des déchetteries ou des maisons qui garderont une chose ou plus.
Retrouver des photos qui te racontent. Toucher les habits qui t’identifiaient. Ton fils parvient avec beaucoup de talent à se constituer quelques tenues complètes. Vous avez bien cinquante kilos et quinze centimètres de différence, mais il gère. Il se fait beau de tes oripeaux. Il vient me voir à chaque fois. Il me montre ses looks. Plus tard, il sera pâtissier, mais en matière de sape, il assure. Il trouve des trombones et se fabrique un collier, des boucles d’oreilles. Il est toi avec ce qu’il peut.
Dans ta chambre, le bordel n’existe plus. Le lit part quasi en premier. Tout devient net. On fait des plans pour vider et on avance sans trop se parler. Chacun.e sa pièce. Sa confrontation avec l’au-delà de toi. Je suis dans la salle de bain. Je sais pas comment je fais pour y retourner encore. J’y suis envoyée et c’est moi qui m’y poste, en même temps. C’est là que t’as respiré pour la dernière fois. La salle de bain est petite. Mais t’avais le goût pour les produits d’hygiène, une collection de savons, de mousses à raser, de rasoirs jetables, toutes sortes de compresses aussi. Des coupes ongles en veux-tu en voilà. Des brosses à cheveux et des peignes. Des rouleaux de papiers hygiéniques par dizaines dans une panière en osier. Je nettoie, je vide, j’emballe. J’ai peur, aussi. Peur que quelque chose de ta fin se tatoue trop foncé sur mon cœur écorché. Alors je chante et je frotte les murs avec du savon qui sent bon. La salle de bain doit pas faire froid dans le dos. Je pense à la future famille qui viendra s’y laver. Je te dis de leur foutre la paix. Je passe un temps fou à frotter chaque carreau. Je me dis c’est nécessaire pour le passage. Le tien vers où tu voudras, le nôtre vers la paix dans nos pensées. De temps en temps, je sors et je vois ce qui se passe autour. On a déjà tous vidé des appartements. On a l’expérience et la volonté. Je suppose que tu nous encourages, aussi. Tout ce qui doit être fait s’enchaîne comme dans les contes où les mains doivent travailler pour prouver des choses. On travaille. On fait des tas de choses.
L’après-midi, je passe à la cuisine. Le royaume des boîtes de conserve. Tu aimais ça. Tu avais des assiettes ébréchées et un nombre de verres impressionnant. Des couverts dépareillés. Ta cuisine était rangée. C’est pas là que tu vivais. Je t’y ai vu cuisiner une fois un bœuf bourguignon. Un défi. T’avais pas coupé les carottes assez fines. Je raconte ça plutôt que d’énumérer les produits périmés. Un chocolat liégeois en poudre de 2006. Ton fils décide d’en boire, même s’il mousse plus. Il dit : « ça me tuera pas. » et j’aime qu’il te juge jamais d’avoir pas fait attention à ce qui garnissait tes placards. Il nous prépare du riz au chili con carne et c’est la première fois que ce garçon qui était encore pour moi un enfant il n’y a pas si longtemps, me nourrit. Il cuisine sérieusement. Parle peu. Passe d’une pièce à l’autre et prend des missions en charge. Il te ressemble comme un clone moins vintage et moins vieux. Toi, comme on t’a connu il y a longtemps. Avec une crête de cheveux peroxydés et des pointes roses. Il est toi avec la fantaisie au dehors. Il s’écrit des trucs sur les mains. Grand dans tout ce qu’il porte.
Et la maison devient de plus en plus anonyme. On lui caresse les murs pour enlever les toiles d’araignées. On détache les crochets X et répare les volets, les serrures. Le cousin le plus bricoleur du monde fait le jardinage. On évalue l’herbe poussée. Depuis un an ? deux ans ? il y a un magnifique buisson de chardons. C’est plus un jardin, c’est une friche. Ça redevient un jardin. On démonte des meubles et transporte des choses vers la déchetterie. C’est facile comme une évidence et dur comme un enterrement. À la benne, tout ce qui est cassé. Tu avais gardé des meubles depuis notre vie à Mexico, il y a plus de 40 ans. J’avais pas envie de les balancer dans un bac qui ressemble à une mâchoire rouillée. Mais c’est ainsi que nous prenons soin de tout. Avec courage et capacité à renoncer.
Ta vie a passé. On a tout rangé. Les meubles qui restent sont chargés. Je pense à ce qui manque dans nos engrenages sociaux les plus élémentaires. T’as le droit d’être petit et devenir grand puis vieux. T’as le droit d’être malade. T’auras l’école, le bureau, l’hospice, l’hôpital. Tu peux contracter des biens et des personnes. L’administration et la banque t’entourent pour tout ça. Mais quand tu disparais. Faut se débrouiller. Y a pas de service pour accompagner ce genre de journées où on vide la maison de quelqu’un qu’on aime et qu’on imaginait pas devoir vider.
On l’a fait.
Ce texte a été dit à l’antenne en direct dans l’émission des Quenouilles sur radio panik 105.4 fm ou sur un lecteur internet et maintenant en podcast. https://www.radiopanik.org/emissions/les-quenouilles/les-quenouilles-ascete/
Image : des assiettes réinventées par les mains de fée de Norma Berardi https://www.instagram.com/normadb13/?hl=fr