After 13

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Il y a treize ans tout pile, l’enfant** qui fait la moue sur la photo naissait. Hier, elle m’a demandé comment c’était l’accouchement*. Et ben, comme sur la photo, on était ensemble. (Et comme sur la photo, elle est arrivée, elle a fait la moue et je me suis dit : c’est bien, elle a du caractère.)

* Parce que ce texte n’était plus en ligne, et que ça fait une petite surprise pour l’héroïne ci-dessus dessous, je le republie. Il a fait partie d’un regroupement de récits d’accouchements de blogueuses et blogueurs de l’année 2006 que j’envoie volontiers sur demande. Plein de femmes et quelques hommes racontent des accouchements, ça s’appelle Co-birth. Faites signe si vous êtes curieuse, curieux.

** Bon anniversaire Anouk, j’espère que ça sera sympa, la lecture sur ton téléphone !

After

 

Il y avait une fenêtre ouverte vers l’extérieur, un chemin de sable, un arbre, des fleurs des champs violettes, une mare avec une cane, seule, de profil.

 

Après, l’histoire pourrait bien s’arrêter sans même avoir été racontée, on se cherche et il suffit de pas grand-chose pour ne pas se trouver ; enfant, j’écrivais des histoires de schtroumpfs qui faisaient exploser la planète, j’avais de l’imagination, ça suffisait, pour raconter, mais ça va ça vient les visions, et la planète finira bien par exploser toute seule.

 

On est partis à pieds avec une petite valise et un sac fourre-tout, on avait rendez-vous à 20 heures, j’avais eu du mal à me préparer, j’étais restée les bras ballants devant la valise qui aurait dû être bouclée, le terme était dépassé et la valise toujours en vrac, mais j’étais prête. Ce n’était pas une question de matériel, elle n’était pas née encore, et je réfléchissais à ça, qu’on allait la faire sortir puisqu’il le fallait. Je marchais de long en large et lançais au futur père : un bébé va sortir de moi, quand, et comment, la surprise, mais la surprise, c’était que le bébé ne naissait pas, je recomptai une dernière fois les tee-shirts et la layette avant de fermer le rabat.

 

Il y avait le bruit de l’air conditionné et du monitoring, l’air conditionné berceur et le monitoring un peu nasal, des éternuements saccadés, le chien qui jappe, pas du tout l’idée qu’on se fait d’un cœur qui bat.

 

Après, c’était un retour impossible vers qui j’étais jusque-là, je ne me souviens plus comment, rebondie de l’intérieur, je marchais doucement et comment c’était avant. Parfois je regarde les photos prises la veille ou d’autres plus vieilles, mais tout s’éloigne et reste détaché, c’est autre chose.

 

On m’avait souvent raconté les préparatifs, les préparations, je n’avais pas vraiment suivi de préparation, je n’étais pas trop fan des préparatifs, je faisais de la gym et de la natation, j’avais tellement envie de bouger, les derniers jours de calme. J’avais entendu des histoires d’état d’esprit et de dernière ligne droite sereine quand tu comptes les centimètres dans ton bain, tu parles. J’ai pris le mien en trois secondes, le futur père tapotait sa montre grouille, on ne va quand même pas être en retard, comme si l’heure d’admission était ferme, l’hôpital ce n’est pas l’horloge parlante, derniers jeux nautiques d’une baleine, quand l’instant est solennel mais en fait pas du tout, les seuls regrets c’est peut-être cet état de gloussements perpétuels.

 

Il y avait une petite boîte bien confortable et moi, accrochée à mon monitoring, face à la fresque trompe-l’œil d’une fenêtre sur mare, l’oreille bercée par le chien qui jappait dans mon ventre.

 

Après, j’ai fait un baby blues d’enfer, je ne savais pas ce que c’était, je croyais que le baby blues c’était quand on regrette quelque chose et qu’on ne sait pas quoi faire avec le bébé, mais c’est autre chose, je savais très bien quoi faire et je ne regrettais rien, c’était autre chose, c’était la bébé prend toute la place dans ma tête et inverse les vapeurs de toutes les soupapes affectives, table rase, la bébé a réinventé le monde, c’est violent comme une insomnie perpétuelle sous adrénaline à volonté, c’était très remonté.

 

On marchait vers la maternité et j’avais l’impression que mes pieds faisaient du sur place, un loukoum freiné dans sa course, j’avançais doucement et je disais probablement des choses sur ce qui allait se passer, j’avais encore la bouche pleine de mots sentis, avant les grandes hébétudes post partum, le futur père ne disait probablement rien, des pieds et une rue pour temporiser l’impatience, il fumait une cigarette, c’est difficile de se souvenir d’autre chose que de la chaleur.

 

Soudain j’étais pressée, je tanguais d’un pied sur l’autre tirée vers l’avant par dix-huit kilos de bide, c’était la dernière heure, tout dans le bide rien dans la tête, j’avais attendu jusque-là sans m’en rendre compte et un peu dans les fesses. C’était dépassé. Même en courant je ne rattraperai pas le terme échu, attendant qu’elle nous réveille en pleine nuit., La nuit, seuls les supporters troublaient mon sommeil, je vérifiais qu’elle était toujours là, oui, le terme était dépassé mais elle n’était pas sortie, elle avait le temps, elle allait en prendre pour une certaine espérance de vie grandissante dans les sociétés capitalistes avancées, surtout pour les femmes, elle pouvait bien attendre un jour ou deux, avant de.

 

Il y avait mes jambes à l’air pendant le monitoring, le bébé bougeait bien, on voyait ses mouvements sur le tracé entre les battements, j’écoutais mon enfant chien rouler de tout son cœur dans mon ventre.

 

Après, j’ai perdu la capacité d’être avec les autres, bonjour les amis, de regarder les autres, au revoir, je ne regardais qu’elle parce que c’est la plus, de les écouter, pas seulement belle quand on ressemble à un schtroumpf au regard de braise, la beauté… et le monde, c’est rien.

 

J’avais tellement marché dans ces rues, chaque jour mon ventre était plus lourd. Dès le début, je faisais la grosse, je mettais ma main sur le pli, je lui parlais alors qu’elle n’avait pas encore d’oreilles, c’était devenu une bosse, tête à droite jambes flottantes, tête à gauche jambes de biais et enfin, elle s’était mise en position, je n’ai jamais bien compris comment elle pouvait tenir la tête à l’envers sans avoir le mal de mer, et mon ventre comme ça, lourd, toujours mes pieds voulaient marcher avec une démarche de plus en plus nonchalante, mon corps avait trouvé un nouvel équilibre, le futur père portait la valise.

 

Il y avait le détecteur de fumée qui clignotait au plafond, j’avais roulé sur le côté à cause des sangles du monitoring, quelqu’un riait de l’autre côté de la cloison.

 

Après, il n’y a plus de monde, plus qu’elle et moi, l’été brûlant sous le soleil on marche, c’est un pas en avant de le dire, je n’avais aucun recul sur la situation, la ville est vide et puis on est à la campagne, après j’essaie de raconter ça, mais à part ça, de raconter quelque chose, autre chose, il n’y avait rien d’autre autour, je ne peux plus rien raconter du tout.

 

C’était la chambre, la salle de travail, la sage-femme avait deux trois choses à dire et pour les questions, elle avait les bras bien lisses. J’ai beaucoup regardé ses bras plus tard dans la nuit, jusqu’au petit matin, des prostaglandines à la place de celles qui n’avaient pas fait leur boulot, pour ramollir et ouvrir le col, mes prostaglandines avaient glandé, il faisait chaud, c’était l’été et ses bras étaient dorés, j’avais rarement vu des bras aussi joliment dorés, avec des mains rassurantes, chaudes comme tout, elle posait sa main sur mon ventre, elle pianotait sur les touches du monitoring, elle avait des mains comme sa voix, elle disait qu’elle ne verrait pas naître le bébé, qu’elle nous laisserait au petit matin, mais pour le moment c’était calme, elle se tenait accoudée dans le petit renfoncement qui donnait sur les salles d’accouchement d’un côté, le couloir des salles de travail de l’autre et nous au milieu.

 

Il y avait l’attente qui commençait avec la nuit, l’attente de tous ces petits chiens prêts à venir au monde quand ils auraient fini de japper.

 

Après, je ne faisais plus d’histoire, il n’y avait plus d’Histoire, j’ai passé un mois et quelque plongée dans l’éternité de chaque instant, comme s’il n’y avait plus d’avant ni d’après. C’était le père qui racontait l’accouchement, moi je mentais en atténuant tout de mille degrés, en disant des mots que j’avais entendus dire pour expliquer ce qui c’était passé, c’était magique, c’était le plus beau jour de ma vie, c’était bien, des mots pratiques, je n’aurais pas su quoi dire si je n’avais pas eu ce stock de réponses à ma disposition.

 

Il fallait s’habituer à la petite cellule, ça faisait un peu prison mais avec une fresque et un écran de monitoring, j’avais le temps encore et toujours de contempler cette cane et décider qu’elle avait l’air sotte. Quand j’avais visité l’hôpital, la fresque dans le box représentait un jardin à l’italienne avec des couleurs, pas une mare verte et une cane couleur de brume, j’aurais bien aimé accoucher à l’italienne, j’étais encore capable de mesurer le temps, un bon coup et ça déclenche la sérénade, je ne voulais pas d’un accouchement fangeux.

 

Il y avait le bruit dans l’hôpital, on entendait les femmes dans les autres salles de travail, et leurs chiens, les monitorings avaient tous les mêmes bruits de petits chiens.

 

Après j’étais complètement ahurie avec des éclairs d’énergie fulgurants comme un réveil en sursaut, qui m’électrocutaient comme ça, sauf que je ne m’endormais pas, j’étais tellement allumée que je ne sentais même plus, la réalité ou quelque chose comme ça.

 

Il y avait le lit de camp du futur père, et sa petite lumière jaune, pendant qu’il se brossait les dents et moi qui n’avais plus sommeil.

 

Après, je n’étais plus aux commandes, les pores dans quelque chose de fabuleux, un monde champignon, ça fait bizarre quand plus rien ne compte et pourtant c’est super important, elle était toute neuve et moi il fallait me réinventer.

 

Il y avait la cane qui me regardait dans sa mare.

 

Après, l’attente de sa naissance avait disparu comme le reste de mes histoires, j’avais imaginé une petite fille fragile qu’il faudrait protéger, le reste qui avait pourtant eu une importance cruciale pour en arriver là, c’est un ange diabolique qui est arrivé, un ange chaud, imprévisible, au parfum entêtant de chair fraîche.

 

Le futur père avait éteint la petite lumière jaune mais il ne faisait pas vraiment noir, notre monitoring était enregistré sur un disque dur, je me demandais comment ça allait se passer, les battements de son cœur donnaient envie d’aller plus loin, je me suis endormie, puis réveillée, la sage-femme était revenue plus tard que prévue, bien après trois heures du matin, je ne sentais pas grand-chose d’autre qu’un vague picotement, j’avais eu peur qu’elle nous oublie, bloqués dans cette chambre, rien ne se passait, rien de bien ressemblant à ce qu’on m’avait raconté, je n’accouchais pas encore, tandis que de l’autre côté des cloisons, des gémissements de plus en plus désespérés montaient entre les jappements des petits chiens.

 

Il y avait le cœur de notre bébé, un petit chien qui marche sur le gravier par un jour de grand vent.

 

Après, les regards d’amour d’une seconde qui dure une heure, personne ne m’a jamais regardée comme ça, d’une heure qui dure une seconde, je fabulais, dans le vide et pourtant au fin fond, une reconnaissance, la voilà, me voilà, et d’autres, des regards perçants et accusateurs, elle croyait qu’elle était moi et qu’est-ce que je foutais hors de son corps.

 

Il y avait les monitorings d’une heure qui s’enchaînaient, mais l’accouchement n’avait pas encore commencé, je n’étais pas encore déchirée en deux à l’horizontale faut que ça tire bien fort.

 

Après, elle lançait des regards d’orque prête à tout pour ne pas qu’on la déçoive, j’étais peut-être aussi un peu elle, sauf qu’elle avait de l’ascendant, il y avait une transmission immédiate et comme un mimétisme, elle me copiait et je faisais comme elle, décrété au quart de seconde.

 

Je m’étais recouchée ou bien j’étais sanglée, j’attendais qu’on me libère, ça picotait de mieux en mieux, ça tirait allongeait l’arrière des cuisses et les fesses, par-là, j’avais des élancements et je les notais mentalement comme quelque chose de nouveau, est-ce que c’était ça ? Est-ce que j’accouchais déjà ou bien pas encore ? Dès que les bras dorés de la sage-femme avaient défait le monitoring, j’étais partie marcher dans les couloirs, l’ascenseur vers le rez-de-chaussée, la sortie, une femme courbée en deux s’approchait suivie d’un homme balancier à valises, elle, on voyait nettement, elle était en train, tandis que moi, je sautillais, je sauterellais, je marchais pour ne pas en perdre une miette, l’accouchement péripatéticien, voilà, un pied et puis l’autre, une cuisse et l’autre, aïe ma fesse.

 

Il y avait assis debout couchée la danse pour trouver une position entre les jappements.

 

Après, je ne voyais plus rien, je me fichais des petits détails qui me délectaient la vie d’avant, autour c’était devenu une bulle avec un bébé en vis-à-vis, j’étais ailleurs, depuis, je faisais comme si j’étais là, je fais, à partir de huit heures du soir, j’ai tout arrêté et puis j’ai recommencé, je me mets devant l’écran et je ne vois plus les pixels, ça éblouit, je restais comme une allumée devant le clavier, les yeux écarquillés.

 

J’avais parcouru la nouvelle aile de l’hôpital au pas, les murs blancs et l’odeur, je prenais mon temps, la rampe carrelée de dalles grises, ça sentait la peinture très fraîche, je regardais ma montre pour voir si c’était vraiment long, j’étais la seule sauterelle dans le coin, le couloir faisait une courbe un peu trop prononcée par rapport au reste si cubique, pendant neuf mois l’hôpital avait été en travaux, les services chamboulés, il y en avait encore pour au moins un an avant la fin.

 

Il y avait la marche dans les couloirs en aboyant la douleur pendant que le futur père mettait sa main sur mes fesses.

 

Après, je savais toujours ce qu’elle avait et j’essayais d’expliquer, tout le monde parlait de ce que voulait la bébé mais moi seule, c’était évident, moi seule pouvait le savoir, et parfois je ne le disais pas aux autres, je gardais la bébé contre moi et on les regardait dans une attitude de refus.

 

Il était quatre heures du matin, à peu près. Personne ne regarde l’heure la nuit à l’hôpital, les chambres se remplissent et se vident, les sages-femmes apparaissent et disparaissent, les parturientes prennent leur temps ou le donnent, les bébés sortent un à un du ventre des femmes, dans une atmosphère un peu électrique. On sentait que dans toutes les salles de travail, ça bossait dur, déjà des bébés étaient nés sans doute, j’avais entendu des complaintes inquiétantes, le futur père clignait des yeux contents, pas réveillé.

 

Je chuchotais ça y est, aucune réaction, le futur père clignait. J’insistais. Je sens quelque chose, un œil, je sens vraiment quelque chose, un grognement, c’est des crampes, les deux yeux ouverts me regardaient, on ne se recoucherait pas. On marchait collés comme des sardines sous la lumière crue, j’étais de plus en plus dissipée, des tas de mots sortaient de moi en rapport avec ces minutes qui arrivaient les unes après les autres, pour le moment aucun bébé ne se montrait mais patience. Le futur père était calme et dispos comme un veilleur de nuit un peu fatigué, il me suivait, on arrivait devant une porte, fermée.

 

Il n’y avait pas de pause entre les contractions, c’était parti.

 

Après, quand j’ai recommencé à regarder, le monde avait changé, les voisins sans doute figés dans une petite brouille, ne se parlaient plus.

 

Ça fait mal, c’était une douleur de côté, pas aux centimètres qui restaient bien tranquillement égrenés le long des heures avant l’aube, ça faisait mal mais je ne sentais rien entre les jambes, une douleur qui allait me foutre en l’air et toutes les minutes seraient des éternités de coups tabassés, je ne disais plus un mot mais je me tortillais vers de terre en soufflant mes poumons trop gonflés, j’appuyais sur la sonnette pour annoncer la nouvelle que je souffrais, la sage-femme comptait les centimètres et proposait un ballon pour se balancer, j’essayais d’ouvrir les mains et le visage, mais je ne tenais ni assise ni debout ni couchée, pas pratique pour la vie courante, mais pour un accouchement c’est plus acceptable, si on me coupait les jambes jusqu’à l’abdomen, je pourrais y aller tranquille, ce n’était pas au programme.

 

Et puis, il n’y avait plus rien, le petit chien était devenu un gros loup.

 

Alors, ça se fragmentait, j’avais oublié ce que j’étais en train de faire, c’étaient comme de petites parcelles avec un sujet, un objet, mais pas ensemble, des petites parcelles perdues les unes dans les autres, et non, je ne tiendrais pas, ça se perdait dans quelque chose qui ne ressemblait à rien de connu, j’ai pensé que c’était foutu, je n’y arriverais pas, c’était beaucoup trop difficile, ça avait mis du temps à commencer et tout à coup, c’était beaucoup trop rapide, j’hyperventilais depuis trois heures déjà, il n’était plus question de prendre du recul, je ne savais pas comment respirer autrement, la sage-femme respirait à mes côtés et quand elle était là, je regardais ses bras et je faisais comme elle, j’étais happée par la chose, mais si elle me laissait, j’aspirais l’air comme une malade pour ne pas perdre connaissance, j’avais à peine le temps de m’en rendre compte, je m’accrochais au futur père, je lui confiais deux trois mots aussi vite disparus, pour qu’il partage ma douleur, il écoutait, il me parlait. Parfois, les mots me faisaient mal, je lui disais de se taire, d’autre fois ça m’aidait.

 

Après, je crois que j’ai lu par-ci par-là mais j’ai tout oublié, je ne voyais plus les autres en face, les tableaux aux murs, les plantes vertes, l’un des appartements de l’autre côté de la rue s’était vidé, le monde continuait d’égrener des lumières tamisées sans moi.

 

Alors j’ai perdu un peu la tête et le sens des réalités, ne restaient que des gestes-codes, mes yeux continuaient à parler, c’était l’impression que j’avais, je mettais ma main sur ma gorge pour que le futur père appose la sienne et je respirais dans sa main, je parlais à travers mes pupilles, mais à part ça, c’était plutôt des cris vaguement animal et une attitude de vers de terre, je me concentrais pour respirer dans sa main et pas dans mon ventre, sinon j’allais chercher l’air tout au fond, près du bébé, là où il n’y en avait plus, le temps qu’il remonte jusqu’à ma bouche il était dispersé, je devais me contenter du petit filet qui pouvait atteindre ma gorge et ne pas le faire descendre plus loin dans mes entrailles.

 

Il y avait les compressions dans mon corps qui cassaient la baraque.

 

La sage-femme aux bras dorés faisait des gestes que je voyais sans voir, question de point de vue, je répondais d’un souffle, oui, comme dans un rêve avec de l’écho, tout le monde restait calme et courtois à part ma gueule criera criera pas, le futur père était autour quelque part entre ma main et mon pied, et puis l’autre, tiens-moi la main ou le pied et change, l’autre, je me traînais à moins que soutenue, ce n’était pas clair comment mes pieds et le corps autour arrivait, tiens on arrivait au bain, j’avais visité l’hôpital et pendant la préparation on m’avait dit à un moment il y aura le bain, c’était ça.

 

Après, tout au début de la vie, les bébés vivent tous sur un rythme différent et il faut patienter pour qu’ils s’acclimatent, ça se fait petit à petit, l’apparition de cet être parfait qui se fiche de nos règles de vie les plus évidentes et dont le cœur bat à cent à l’heure.

 

J’étais à mille lieux de ce moment précis plutôt en orbite avec des fouets pitié, immergée dans le bain jusqu’au cou, le futur père appelait les infirmières cinq dix fois, je dégustais la vie de la mère comme une déflagration des membres pas capables d’accoucher tranquilles, il y avait de l’eau bouillante que je versais sur moi et c’était un apaisement, le retour de la conscience grosse douleur un peupartoutonsenpasserait ; des femmes criaient, moi aussi je pouvais faire pareil et je le faisais, encore quelques malheureux centimètres.

 

Je n’y arriverais pas, mais je ne voyais pas de solution, le bébé faisait son boulot et moi j’étais à contretemps, peut-être qu’à un moment il y aurait un miracle, mais j’étais incapable, finies les fanfaronnades prénatales, t’as peur ? Pas du tout. J’ai hâte. J’étais quelque part où le temps ne va pas servir à grand-chose pour faire avancer.

 

Tout le temps on m’avait lavée, sondée, contrôlé l’ouverture, je laissais faire, j’étais à moitié consciente, je faisais ce qu’on me disait, sans parler parfois je gémissais, et je sentais l’énergie s’épuiser, j’allais perdre connaissance, mais non j’étais encore capable sans vraiment, c’était impossible d’avoir de l’esprit.

 

Après, dès la première seconde, elle a braillé son désaccord avec tout, tout, tout ce qui l’entourait, afin qu’on admette un peu avec elle la dinguerie de sa venue au monde.

 

La sage-femme était à genoux à côté de moi qui coulais émergeais dans le bain, c’était une technique, pas du tout au point, elle était à genoux et même elle me parlait, voulez-vous prendre la péridurale ?

 

Il y avait l’engourdissement fantastique à l’aube, je disais la péridurale c’est génial, déjà l’aube sur la mare, tandis que je sombrais dans le sommeil, le petit chien sanglé.

 

Après, le bébé m’appelait. Au début, elle m’appelait tout le temps, elle avait un insatiable besoin de moi, elle n’avait rien compris à sa naissance, sauf que j’étais encore là, moi, et qu’elle pouvait tirer partie de ma présence pour supporter la sienne.

 

Puis c’était encore l’accouchement, mais temporisé, je n’avais pas compris comment pomper dès que nécessaire, mais ça se sentait et je dormais. La sage-femme venait me réveiller pour me changer de côté, le bébé faisait un travail prodigieux, la sage-femme disait les centimètres pour tenir en haleine jusqu’au moment de percer la poche des eaux. Ça ressemblait à du gaspacho, le vernix faisait des grumeaux à la surface ; après le terme les bébés n’ont plus de pellicule sur la peau.

 

Il y avait la cane à mon réveil qui comptait les centimètres, et son dernier clin d’œil au moment de quitter la salle de travail.

 

Après, je ne sais pas, je n’ai rien vu ni entendu à part le tour de France, j’ai regardé le tour de France sans le son pendant les cinq jours à la maternité, le futur père avait allumé la télé un jour en début d’après-midi et oublié de l’éteindre, puis je me suis habituée, c’était un accompagnement, je regardais fixement les fesses des coureurs pendant la tétée, et je pleurais, je pleurais parce qu’ils grimpaient l’Alpe d’Huez, c’était déchirant de les voir, moi aussi j’étais sous une chaleur torride, je mourais de chaud avec le bébé dans mes bras, je les regardais et le public qui les applaudissait, ça coulait de plus belle.

 

Il y avait une nouvelle salle très sombre et bien chaude avec des supers étriers molletonnés.

 

Après, je pleurais et je sentais que ça me faisait du bien, le bébé ne se formalisait pas, d’autres fois on pleurait ensemble, je n’avais plus rien à dire, les étapes de montagne se succédaient.

 

Il y avait la tête du bébé prête à sortir.

 

Après, depuis, c’était présent et c’est passé, je tendais le sein, j’ai acheté une ou deux fois le journal, et retendu, j’ai vu un peu kolanta sans même retenir comment ça s’écrivait, entre deux goulées, ils avaient attrapé des crabes et les avaient cuits dans une grande gamelle, il faut tout le temps tendre le sein, tous un peu malheureux à cause de la faim mais très motivés pour gagner le jeu, je ne comprenais pas bien d’où venait leur motivation, peut-être de la faim, je ne regardais pas assez longtemps pour bien réfléchir à la question, le monde entier se résumait à la faim qui pouvait surgir.

 

Comme un réflexe, enfin la poussée je sentais que c’était faisable, malgré cette bizarrerie vaguement inquiétante, je sentais le bébé arriver et clairement, son volume était, comment dire, je sentais du volume disproportionné dans une région assez étroite, mais la kiné, le gynéco, la sage-femme et le futur père, ils étaient tous très confiants, moi, moins.

 

Il y avait mon challenge personnel entre les jambes ça passe ?

 

Après, je sortais tous les jours plusieurs fois par jour, je faisais semblant d’être moi mais je n’étais plus une personne déterminée avec un passé connu, j’étais quelqu’un d’autre, je ne savais pas encore qui, donc je faisais semblant, je faisais exactement comme il fallait faire dans mon souvenir, souvenir lointain de la vie et des autres, je recopiais des lignes entières qui ont été écrites dans l’instant, je voulais laisser une trace de tous ces moments impossibles qui avaient fini par arriver, c’était moi, encore, à l’époque, la fille qui raconte, j’avais passé des mois à raconter des trucs, et d’autres m’en avaient raconté à moi aussi, toutes ces histoires d’accouchement, on avait bien ri et pleuré en racontant les accouchements, maintenant c’était mon tour.

 

Il y avait quinze minutes pour la sortir.

 

Après, je faisais semblant de regarder les voisins par la fenêtre, je me disais que j’allais vraiment parler de mon accouchement mais ce n’était pas possible, je faisais semblant de donner à manger au chat, je faisais semblant de répondre au téléphone et de raconter ça va, donc je laissais un blanc et j’enchaînais, ce n’était pas trop dur mais c’était long, quand j’étais capable d’aller plus loin dans les confidences, j’ajoutais c’était long mais ça ne m’a pas paru long, non ce n’était pas trop dur, un temps, puis je raccrochais.

 

Il y avait ses cheveux apparus entre mes jambes c’est bizarre.

 

Avant, j’empilais soigneusement mes culottes dans une boîte rose, je me massais chaque soir la plante des pieds, je dormais mon quota de sommeil, les culottes sont en vrac dans la boîte et je ne porte plus que des filets, je m’en fous.

 

Après, ces soirs et ces matins-bienvenue-dans-la voie-lactée se succédaient avec une tendance certaine à l’exagération, premier choix garanti sans colorant ni conservateur, il suffisait de presser au bout pour recevoir le jet.

 

J’entendais regarde, mais je ne voulais pas, occupée, pas vraiment le temps de profiter du spectacle, je sentais un bébé sortir de moi, j’allais pouvoir le dire au passé, je sens ce corps qui arrive, la tête qui descend, j’ai regardé on voyait le haut du crâne, la tête sortie avec les yeux ouverts mais pas de bruit. J’ai regardé dans le petit miroir, très vite le corps suivait, tu verras pas ça tous les jours, et je l’ai vue, les yeux ouverts c’est signé, je l’ai attrapée pour la mettre sur moi, elle était extrêmement lisse et rose, si propre. Il y avait des fleuves de sang chaud au finish. Il y avait.

 

…J’ai regardé le père, la bouche ouverte.

 

Il y avait une personne de plus dans la pièce.

 

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chut pas chut

C’est curieux, cette presque timidité qui me laisse silencieuse, face à un blog endormi, comme s’il fallait laisser le temps au prince de venir poster d’une bouche gourmande, toute la salive qui l’anime.

C’est curieux, que le présent ne m’intéresse pas en tant que tel, alors que la présence, oui, pourquoi pas, ce qui reste présent, dans une sorte de no man’s time bien pratique, c’est peut-être ça la fiction ?

C’est curieux, qu’après le silence, tout le silence nécessaire, il y ait des envies de retrouver quelques bonnes habitudes, bonjour les mots, les gens, le temps, les sens, les absences, les contresens, les méfiances, place à la danse. #çarime

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photo © Aliette Griz