griz avant aliette

Taire ou pas taire les choses invisibles en tee-shirt

Ma mère m’a appris l’invisibilité, je suis invisible, elle était invisible, tout devait être invisible. Pour se faire, prenez une femme, prenez-la jeune, prenez-la adroite de ses mains, c’est pas gagné, prenez-la bien, faites la prendre par un homme.

Les poubelles sorties, les feuilles d’automne, les bulbes de jonquille, les allées désherbées, la pelouse, et lisser les graviers entre les sapins, invisible, personne ne la voyait, sauf le chat, ma mère voulait m’apprendre à ne pas me faire repérer, que ce soit bien net et sans bavure.

Ce n’est pas de l’ingratitude de la part des hommes, ils prennent des femmes, et parfois eux aussi sont invisibles, ils essaient, mon père aussi était invisible, un peu, pas toujours, moins que ma mère, il partait en voyage. À son retour il laissait traîner les choses que ma mère rendrait invisibles, il revenait chargé de petits tee-shirts des boutiques hors taxes, il entassait des papiers sur le bureau.

On disait que ma mère était maniaque, ce n’est pas facile de faire disparaître le temps qui passe, de se faire disparaître dans le temps qui passe, ne pas supporter le désordre, il y avait une place pour chaque chose, moi aussi je classe sans cesse, ça m’est resté, mais les choses qui doivent rester en place, j’en laisse une ou deux vivre leur vie, à tour de rôle, qu’elles se baladent, comme le chat, ça a commencé avec le chat.

Etre invisible, c’est aussi le silence autour, comment tout peut bien se passer, personne ne le sait, il faut éviter d’en parler, éviter de raconter sa vie, le temps passé dans des répétitions insondables, de l’eau qui bout, à l’empilement journalier des assiettes. J’étais, j’aurais dû être invisible, je le suis, souvent, encore un peu, mais pas complètement, je fais les choses, mais au lieu de me taire, j’ai commencé à les écrire, les listes qui traînent, je laisse des traces.

Le chat apparaît sans qu’on lui demande, aussi impassible qu’un tee-shirt, et disparaît de même, le chat faussement discret, prend possession de l’espace.

Ma mère a appris l’invisibilité de sa mère, comment tout était invisible, sauf à elle, que tout soit fait sans être vu, autant commencer tôt le matin, le plus tôt possible, et finir tard le soir, le plus tard possible. A partir de là, les variantes sont infinies, toujours l’odeur du café, le pain qui grille, les premières sensations du matin, toujours les trois repas par jour, mais ensuite, place à la relative improvisation, l’idée des menus, les nouvelles contraintes de chaque jour.

J’ai bien écouté les consignes, être debout de bonne heure et trimer, puisque c’est ça, pendant que la maison est vide, trimer invisible parmi les choses de la maison, il y en a suffisamment, trimer que les choses soient à leur place avec aisance, le linge dans les paniers de linge sale, puis dans les lessiveuses, puis pendu. Avant le repassage et le retour incognito dans les armoires, l’invisibilité du linge.

Le chat qui griffe, qui ronronne, le chat qui change de place, le chat qui vole les stylos et froisse les tee-shirts pour sa sieste.

Mon père partait en voyage loin, il restait invisible plusieurs jours, parfois une semaine, et même un mois, il était loin, on ne le voyait pas, pendant son absence rien de lui ne traînait, pas un pull sur une chaise, pas une paire de chaussures, à part sur la patère : son manteau, mon père était accroché dans l’entrée à un clou.

J’ai appris, j’ai compris, j’ai même secondé, j’étais la fille de ma mère, mais je retenais surtout les mots, pas les choses, j’écoutais l’invisibilité et j’en aimais le principe, j’aimais raconter l’invisibilité, alors qu’elle était tellement dépendante du silence.

Le frigo jamais vide, toujours quelque chose qui apparaît, à mesure que ça disparaît, le frigo en perpétuelle apparition par rapport à lui-même et pour ceux qui l’ouvrent, comme dans les pubs, ouvrir le frigo plein, forcément, invisible ma mère remplissait le frigo.

Les poils du chat comme une nuée de particules visibles dans l’air autour de moi.

À son retour, mon père buvait une bière, elle était là, fraîche, là de toute éternité pour lui, quand il apparaissait, des tee-shirts Caracas Venezuela dans la valise, CCCP, des tee-shirts Zimbabwe, je ne me souviens plus de tous ces tee-shirts, je ne voulais pas les porter, je n’aimais pas que mon père se transforme en tee-shirt, je les gardais pour dormir.

Les papiers qui rentrent et qui sortent, prenez un bureau visible, mais rendez le ballet sur son séant invisible, que ce soit toujours net, les impôts, les feuilles de sécurité sociale, les assurances, les inscriptions, les descriptions, les invitations, toutes les correspondances : invisibles.

Le chat qui saute sur les meubles et se plante, le chat qui pisse sur les plantes, qui s’échappe dans la cage d’escalier.

Mon père descendait la poubelle, il oubliait de remettre un sac, il décrochait son manteau de la patère, il disparaissait dans la nuit pour faire un tour, parce que l’invisibilité de ma mère, les hormones d’invisibilité, l’avaient rendue amère et triste, elle ne repassait plus les tee-shirts.

Le chat pas sage, le pacha, qui gratte aux portes à quatre heures du mat.

Mon père rentrait un peu plus tard, il était encore parti mais toujours rentré, un jour il m’a dit qu’il ne partirait jamais vraiment, probablement une tentation, mais qu’il préférait rester, revenir, aux côtés de ma mère, et continuer à mener cette existence choisie avant ma naissance.

J’aurais dû être invisible, j’ai appris, et pratiqué, un peu, j’étais au jus, ma mère m’avait bien expliqué, il suffisait de se lever tôt et de bien gérer, ne pas se laisser déborder, contenir les hoquets de la maison, les empêcher même. Comme quand on est en public et qu’on évite les rots, les pets, les gaz et autres manifestations de l’intérieur, ça ne se fait pas. J’aurais dû, mais je n’ai pas su.

Je suis invisible mais pas pareil, je fais moi aussi des choses invisibles, je raconte des choses invisibles, enfin ce que je fais, quand on fait ça et uniquement ça, c’est un peu ce qu’on est, aussi, on ne peut pas dire que ce n’est qu’un prolongement de sa vie, puisque c’est sa vie, être chez soi et s’occuper des choses, puis les écrire, jouer avec leur invisibilité.

Le chat indifférent, pas concerné, pas consterné, le chat perché sur l’imprimante.

Alors mon père n’a plus voyagé, ça s’est fait comme ça, il avait vieilli, plus personne ne l’envoyait acheter des tee-shirts, mon père avait le temps, il allait peut-être apprendre à voler, c’était son rêve, s’éloigner à nouveau de la terre dans une coque et voguer invisible parmi les nuages.

Des générations silencieuses, invisibles, est-ce qu’elles avaient quelque chose à cacher ? À force de tout cacher, les vies, les clefs, les douleurs, les richesses, à force d’invisibilité, je sens des mots monter pour dire tout ça, que je ne comprenais pas, des mots invisibles eux aussi, j’écris ces trucs cachés, sans savoir exactement quoi, mais des mots, quoi qu’il en soit, je n’en parle pas.

Ça a commencé petit à petit, l’apparition de toutes ces choses qui doivent s’effacer, je veux les effacer, enlever les miettes entre chaque repas, descendre les poubelles tous les jours, la vaisselle nickel, la couette remontée sur le lit, aérer la nuit pour inaugurer le jour, mettre en ordre avant chaque coup de sonnette attendu et aussi prévoir les coups de sonnette inattendus.

Le chat qui grandit puis qui grossit, le chat qui mange des croquettes et joue avec la moindre poussière.

Je veux. Être invisible comme ma mère, planante comme mon père, les courses et le linge, le ménage, le frigo passe du vide au plein. Les poubelles n’attendent pas. Je suis en tee-shirt, je consigne des choses invisibles sur un document virtuel. Le chat coure encore après une mouche qui va bientôt mourir.

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