
Chaque premier mercredi du mois, les quenouilles se retrouvent dans le studio deux de radio Panik et tissent des propos autour d’un mot tiré au sort dans le dictionnaire. Lundi 1er janvier, le mot « parenté » nous a réunies. Voici mon texte, que je publie ici, avant de l’envoyer par email à facebook, bataille à gagner pour supprimer le compte de feu mon père.
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Dans les structures élémentaires de la parenté, un ouvrage de Claude Levi Strauss de 1949, est posée la thèse que toute société se construit sur ces structures élémentaires-là. La parenté. Ce qui nous constitue comme groupe. La parenté, notre rapport au monde.
Levi Strauss était un homme curieux, il fut l’un des pères de l’ethnologie, discipline que j’ai étudié pendant deux ou trois ans au siècle dernier.
Les structures élémentaires de la parenté est une thèse de doctorat remaniée, publiée, commentée, transmise. Lévi-Strauss y décrit ce qu’il appelle les « structures » de la parenté dans les sociétés, c’est-à-dire le mariage et la filiation, basés sur la prohibition de l’inceste. « Par le lien qu’il instaure et par le renoncement qu’il impose, l’échange matrimonial se trouve au fondement de toute société humaine. Il signale le passage de la nature à la culture; il est inhérent à l’ordre social. » est-il écrit sur une page internet qui résume l’ouvrage.
Je fais ici une digression. Levi Strauss est mort, mon père aussi, et je profite de l’alibi pour raconter ma petite histoire qui pourrait rejoindre les vôtres. Quand un père meurt, les descendants doivent accomplir pas mal de démarches pour rééquilibrer la vie de la famille, sans le père qui était parfois celui qui avait ouvert la ligne de téléphone, de qui dépendait la pension de la mère, propriétaire de ci, titulaire de ça. Ma mère s’est débrouillée seule. Elle voulait comprendre ce qu’elle n’avait jamais pris en charge et elle l’a fait. À part la machine à café programmable dont l’utilité lui semble finalement superflue, elle a tout compris de ce qu’il fallait comprendre et a déclaré sans se fatiguer à tous les organismes compétents que la parenté dépendait désormais d’elle. Partout, mon père s’est effacé. Sauf sur facebook. Son profil existe encore. À l’approche du changement d’année, un an et demi après la disparition, j’ai proposé de faire les démarches pour fermer ce compte. Il suffit a priori d’envoyer un acte de décès. Je l’ai fait. J’ai reçu deux réponses d’Elodie (juste un prénom à la fin d’un message) pour me demander d’autres papiers. J’ai envoyé, donc, en complément, un faire-part de décès, où je suis mentionnée, sous mon nom de femme mariée. Mon prénom, Aliette, est bien reconnaissable, et suffisamment rare pour que le lien soit possible. Mais il a fallu encore prouver que je suis la fille de mon père. J’ai envoyé une copie de mon livret de famille. J’y suis mentionnée, mon père aussi. Elodie pourrait sûrement fermer le compte, à présent. Pas du tout. Je prouve ainsi que je suis la fille de mon père, me dit la réponse, mais pas que mon père me donne autorité pour supprimer son compte après sa mort. Tout ça, au bout du troisième message, un argument apparemment irréfutable.
C’est Alexandre qui m’écrit à présent. Inscrit dans quelle parenté, dans quel lien par rapport à Elodie, à Marc, à tous les copines et copains qui nous espionnent, je ne le sais pas.
Alexandre me dit :
Nous acceptons l’un des documents suivants :
– Procuration
– Acte de naissance (du défunt)
– Acte de dernières volontés et testament
– Lettre de succession
Mes pensées vont vers vous et votre famille, et je me tiens à votre écoute si vous avez besoin d’aide. N’hésitez pas à me contacter si vous avez d’autres questions.
Alors, chères quenouilles, je vous livre ici, ce que je vais répondre à Alexandre.
Cher Alexandre, j’ai besoin d’aide pour fermer le compte facebook de mon père. Aide est le terme que vous avez employé, j’estime pour ma part, qu’il s’agit de votre travail de gérer la plateforme et donc, ici, de fermer le compte d’un défunt. Mon père avait trente six amis sur facebook, dont seize en commun avec moi. Il n’a rien publié depuis le 14 février 2015, date à laquelle il a uniquement renseigné sa photo de profil. Alexandre, je vous parle ici au nom de la parenté qui m’unit à mon père, que j’ai acceptée de documenter pour Elodie, sans discuter. Je n’avais pas envie d’écrire une lettre pour vous dire vraiment ce que je pense de vos exigences. Je n’ai aucunement l’intention de vous fournir l’acte de naissance du défunt, allez vous faire foutre. Cette pièce d’identité n’est evidemment pas en ma possession, et je ne vois pas en quoi elle serait la preuve que mon père aurait accepté que je supprime son compte facebook. Les abus de facebook concernant les données partagées, sont établis. Facebook est un monstre protéiforme. Sous couvert de permettre l’amitié et de rendre nos vies poreuses et malléables, tous paramètres dont on peut se jouer, le réseau se donne d’autres enjeux souterrains. Ficher, contrôler, espionner, manipuler à grande échelle. Je m’y sens libre et tant mieux pour celles et ceux qui y florissent, gourous partout, gourous surtout. Merci à celles et ceux qui apportent là leurs arts, leurs folies, leurs luttes et me donnent leur bagout pour vous répondre, Alexandre, Elodie.
Facebook n’est pas un organisme officiel pour exiger des documents d’état civil qui permettent, par exemple, d’obtenir des papiers d’identité. De régler une succession. Vous prenez-vous pour l’Etat ? l’état de quoi ? J’imagine que vous constituez bien peinards des bases de données de parentés, oui. Que la généalogie vous titille.
Alexandre, Elodie, et quiconque de facebook lirait ce message, écoutez-moi bien : je ne demande pas votre aide pour surmonter le deuil de mon père, bande de malades mentaux qui vous posez en soutien psychologique, sans même être capable de faire votre boulot : accéder à une requête qui concerne la liberté ou non à avoir un profil sur facebook. Vous n’êtes pas en mesure de me prouver que la fille que je suis ne peut pas demander la suppression du compte de son père. Ce n’est pas à moi à prouver qu’une fille peut avoir ce droit. Allez vous faire foutre, oui. Je vais publier cette lettre sur votre belle plateforme et jouer des coudes pour que le compte soit fermé selon mon désir. Mon père continue à exister dans d’autres réalités parallèles qui ne vous concernent pas.
Levi Strauss est devenu célèbre, très célèbre, après avoir écrit Tristes tropiques, un livre qui élargit la réflexion structuraliste à d’autres cultures, d’autres pensées, avec l’idée que les structures ne sont pas qu’occidentales, que le monde est un peu plus grand et plus feuilleté que ce qu’on veut bien en voir dans la vieille Europe.
Merci, Claude.
Mais ici, nous autres quenouilles, labo du vivant.e, nous cherchons. Nous furetons et démêlons les fils du mieux que nous pouvons… Et nous écoutons les voix qui viennent nous chanter d’autres leçons, qui nous ouvre les yeux, parfois, sur ce qui se dit entre les lignes des intelligent.e.s. Merci à la parenté structurelle d’avoir tissé des liens entre nous, nousses. Mais ces structures, il ne faudrait pas qu’elles nous emprisonnent.
Je vous propose comme commencement de vos propres parentés à inventer, d’inviter la pensée de Claire Lejeune à venir nous visiter dans le studio. Claire Lejeune, pas de profil facebook, que nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer dans une émission spéciale quenouilles en studio volant à la Bellone. À écouter sur la page des quenouilles sur radio panik. Claire Lejeune, qui écrit que « l’âge poétique doit succéder à l’âge théologique ». jeu de mots pour sortir de ce qui chapeaute et ouvrir à ce qui passe à travers les mots en les laissant se disperser sans forcément les relier les uns aux autres. Sortir de la pensée structuraliste pour sortir des logiques de domination. La structure est une sorte de prison, dorée ou pas, qui peut exiger de toi de prouver ton identité ou celle de tes morts, alors qu’une pensée poétique, une pensée tournée vers ce qui a été laissé de côté, nous amène vers d’autres preuves de nos liens quenouilles. Claire Lejeune écrit : « si la pensée logique se nourrit de durée, la pensée poétique se nourrit de précarité… » Je vous laisse, chères quenouilles, apprécier ce que cela peut signifier pour nos parentés choisies. Proposer la précarité comme modèle à ressentir, à penser, ne pas s’obliger à s’inscrire dans des patriarches-cas qui nous assignent structure et mariage en guise d’ADN social.
Pour finir, je vous propose d’écouter la chanson préférée de ma mère.