Moteur

Marina Tsvetaieva a dit :

 « L’avenir est peu accommodant

Où est-il, le moteur qui mène au passé ? »

J’ai passé mon permis un peu tard, selon les us de ma famille. Ma mère a commencé à conduire à treize ans. Mes frères à seize. J’avais déjà une vingtaine d’années quand je m’y suis mise. J’avais quitté l’Alsace avec un type que j’appellerai ici « le néfaste de merde », mais à l’époque, il était le fardeau que tu portes, le moteur qui t’emmène jamais où tu veux mais que veux-tu ? T’as signé un contrat où tu t’es fait arnaquer et donc, t’attends le moment où la rupture sera possible. Le néfaste de merde avait son permis, lui. J’ai souvent rencontré des hommes qui avaient leur permis, et qui donc, empêchaient les femmes de conduire. Je m’en fichais, je préférais le train.

Le néfaste de merde conduisait et si on s’était pas retrouvés dans un village de Provence, lui avec les sous que ses parents lui donnaient gentiment chaque mois et moi, avec le magot des ménages que j’avais fait aux quatre coins de Strasbourg ; il aurait saboté mon projet de permis. Le moteur, c’est celui qui décide pour les autres. Le moteur, c’est celui qui fonce et tant pis pour les fausses routes ou les déceptions. T’es embarquée, et c’est pas toi qui conduis.

On était à Eguilles, ce village que j’aimais beaucoup. Là, les virements mensuels de papa/maman lui arrivaient et il pouvait acheter du rosé, de la pizza, du chèvre au marché. Mes économies, elles, auraient une fin. J’ai cherché du travail et j’en ai trouvé. Une société de nettoyage qui s’appelait « onet », embauchait. J’ai tout de suite adoré le patron. Il parlait dix fois plus lentement que moi, et c’était le roi pour me proposer les chantiers les plus aléatoires. Une résidence qui venait de se construire, où je devais nettoyer dix cages d’escaliers, avec des portes qui grinçaient et du vent, tellement de vent, que c’était clair que l’endroit était invivable, mais un entrepreneur avait tout misé pour construire. Un immeuble au cœur d’Aix. Une sorte de squat. Il n’y avait pas d’électricité dans la cage d’escaliers. Pas vraiment de matériel pour nettoyer. Contrastes des offres et flegme du patron. J’ai commencé à travailler, et ça défilait, le paysage à travers les vitres de la voiture pour découvrir les clients. Il fallait trouver une solution. Le patron avait dit : tu devras être autonome pour les déplacements.

Le néfaste de merde était radin. Donc même s’il ne voulait pas vraiment que je conduise, c’était pire d’envisager de payer quoi que ce soit pour moi. Je me suis inscrite pour le permis. Moi aussi, j’allais conduire et diriger un moteur. Je crois que je m’en sentais incapable, mais je l’ai jamais dit. Ça ne m’intéressait pas tellement d’avoir ce pouvoir et je pensais que c’était très compliqué d’être statique au volant d’un truc qui fait des tonnes et qui roule. J’aime le mouvement ressenti. Les voitures, ça bouge mais tu ressens rien, à part si tu roules trop vite. Tu peux tuer des gens très facilement, avec une voiture. Les insulter. Faire du mal. Alors bien sûr, y a les milliers de kilomètres que tu vas enquiller pour traverser des mondes, y a les défis pour contrer les néfastes de merde et la possibilité de nettoyer des cages d’escalier aux quatre coins d’Aix qui brillaient dans le pare-brise de l’AX. Donc j’ai pas dit mes peurs et j’ai passé le code. J’ai réussi. C’était encourageant parce que les questions sont formulées de telle sorte que t’as à chaque fois une chance de te planter parce que tu ne comprends pas ce qu’on te demande.

J’ai commencé les leçons de conduite. On te dit de t’asseoir au volant d’une voiture et d’appuyer comme ça et comme ça sur les pédales et tirer et pousser le levier de vitesse et les mains sur le volant à dix heures dix et regarder devant mais aussi sur les côtés. Et tu le fais et tu cales. J’avais toujours peur de caler, je n’aimais pas le point de patinage, je détestais l’échec, y avait tant de moments plus gênants les uns que les autres où t’es dans le trafic à Aix sur la Rocade et tu roules comme une patate. C’est nul d’apprendre à conduire adulte. Ma mère avait raison, à treize ans, c’est bien. Elle piquait la bagnole de ses parents quand ils sortaient. Elle avait l’impression de vivre sa meilleure vie alors que moi, j’avais honte d’apprendre à conduire.

Mais je voulais être moteur de ma life et nettoyer des cages d’escalier en Provence. Fallait ce qu’il fallait.

Le moniteur d’autoécole ressemblait à Socrate. Il était vieux, chauve, pas beau. Le regard globuleux. Il portait des vêtements usés sans forme. Croyez-le ou non, j’ai tout de suite senti de la tension sexuelle avec lui. Pas qu’il me branchait. Non. Y avait un truc dans l’air entre lui et moi, qui me donnait envie d’aller aux leçons de conduite. J’avais honte de pas savoir conduire la voiture mais pas honte de désirer le Socrate de l’autoécole.

J’ai passé la conduite quatre fois. Je sais pas si j’étais nulle. Probablement. Je crois que Socrate était un bon moniteur, mais par contre, je suis sûre que tout ça, c’était aussi la faute à la corruption. T’as une jeune femme qui veut absolument son permis et qui paie des leçons et qui paie l’examen, et qui échoue et qui repaie des leçons et qui repaie l’examen et qui échoue et qui repaie des leçons et qui repaie l’examen et qui échoue et qui repaie des leçons et qui repaie l’examen. A chaque fois, je disais : faut pas m’inscrire si je suis pas prête. Mais en vrai, ça permettait de gagner des sous à des personnes. J’en ai un peu voulu à Socrate, et du coup, je lui ai pas donné mon corps. J’ai quitté sa compagnie de mec qui appuie sur les pédales quand tu freines pas et pousse le volant quand tu braques pas. Sans t’empêcher de le faire.

Je me souviens plus très bien de comment tout s’est enchaîné, entre le permis, le boulot, les études, l’emprise et la certitude que bientôt, je serai mon propre moteur.

Seule.

Ça a pris quelques temps, et c’est là que je voulais en venir. Quand y a quelqu’un qui veut te diriger, et qui n’hésite pas à t’intimider, à te faire du mal, à t’utiliser, à te diminuer à tes propres yeux, pour être sûr que tu t’écrases, ben c’est pas simple de dire : ah ouais, je suis moteur, j’ai moteur, je m’en fous de vivre dans un monde où je dois payer quatre fois mon permis et nettoyer des cages d’escalier aux quatre vents pour avoir l’impression de pas me faire embarquer trop loin dans la merditude. C’est pas simple, d’être son propre moteur. Et quand nous le sommes, nous autres qui avons la possibilité de rouler vers des ailleurs où les Socrate nous font de l’œil globuleux sous les carrosseries ; soyons attentives à celles qui se cognent à force de faire du sur-place.

Le silence, c’est pas lui le moteur.

Ce texte a été dit pour l’émission quenouilles du 1er décembre 2021.

https://www.radiopanik.org/emissions/les-quenouilles/les-quenouilles-moteur-trice/

Reprendre la main sur les chattes

aliettegriz.com
aliettegriz.com

Je ne vois plus ma chatte depuis un mois, deux mois, et ce pour encore un mois, deux mois. Je la regarde encore un peu avec un miroir, mais pour le reste, elle est invisible, aussi invisible que mon ventre est proéminent, je suis une femme enceinte, et chez les femmes enceintes, la chatte, c’est caché, la chatte disparaît alors qu’elle est quand même la voie de sortie, le bébé monopolise la chatte de sa maman. Lire la suite

Travaux pratiques

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Quand j’avais vingt ans, j’ai envisagé la folle entreprise d’avoir des livres partout, sur chaque mur, et j’ai commencé tranquillement à empiler par terre, à acheter d’occaz, à visiter des librairies aux noms brumeux, et à voler quelques pavés chez les cadors de la grosse distribution de l’époque pour entasser plus vite. (En même temps, j’aimais un homme qui jouait du piano, et qui lisait Dostoïevski.) J’allais faire des études, trouver du travail, et ainsi de suite, le tout bien arrangé autour de cette bibliothèque, que je ne quitterais jamais. Mais la vie en a décidé autrement. Il m’a quittée, et ça a commencé à cartonner souvent.

Je suis retombée amoureuse. Lui, il aimait lire des livres magnifiques et compliqués, et on a commencé à en acheter ensemble, même si c’était un peu plus compliqué que magnifique, entre nous. Mais côté livres, le programme était prometteur. On a commencé par un mur, puis l’autre, puis… C’est quand on a eu recouvert les trois quart de l’appartement, que je suis partie. Ça valait sûrement mieux, mais par contre, il a gardé tous les livres. C’est là que j’ai compris que ça marcherait pas comme ça. La vie. Les livres. Je me suis inscrite dans les bibliothèques, je suis retombée amoureuse (une manie de la vingtaine…) j’ai emprunté, et puis en 2000 et quelques, la multiplication des canaux de diffusion a fait que j’ai acheté de moins en moins de livres. (Il ne lit que des BD.)

Avec les années, je suis difficilement parvenue a recouvrir un mur, et tout ça est resté en stand bye, avec des qui datent, installés là, en attendant d’être relus. (Je suis toujours amoureuse.)

Côté classement, ça s’est découpé en plusieurs sections inégales et aléatoires, il y a des casiers hommes et surtout d’autres : femmes. J’essaie de lire plus de livres écrits par des femmes, ou en tout cas, qui parlent de femmes. C’est complètement artificiel, mais chacun ses manies. Virginia Woolf côtoie sévèrement Candace Bushnell qui surjoue la blonde, Marguerite Duras n’en finit pas de faire l’écrivain face à Maeve Binchy qui prend du volume. Annie Saumont reste discrète, et Emmanuèle Bernheim, laconique.

Après un temps difficile à déterminer, mais assez rapide, j’oublie tout. Les histoires, les détails qui mènent d’une page à l’autre, tout ce qui fait qu’un livre se construit et s’achève. Pourtant, je sais quels sont ceux qui m’ont plus portée que d’autres, pour des détails qui ne relèvent pas de l’histoire elle-même, pour ces éléments qui lancent des fils, comme par exemple, le souvenir des livres de Serge Daney, et ce que ses chroniques de ciné-fils ont apporté à ma manière d’envisager un récit. Écrit à la première personne du singulier… L’ancêtre du statut, de la petite histoire qui déroule la grande.

Parfois, je cherche un livre et je ne le trouve pas. Beaucoup de livres ont disparu. Ce n’est pas forcément ce qu’on voit, qui compte, il reste quelques claques, genre l’intégrale Dostoïevski. Mais les Philippe Jaeanda, au complet il n’y a pas si longtemps, ne sont plus que deux. Ceux-là disparaissent assez vite, chez qui ? Je ne sais plus. Le Chameau sauvage, Le Cosmonaute, et les autres, revenez vite, je vous attends.

Est-ce que j’ai commencé à lire Dosto à cause d’un garçon qui pensait que Raskolnikov avait du génie, entre deux accords ? Est-ce que j’ai continué parce que le suivant était dingue ? Est-ce que j’ai persisté parce que le troisième m’aimait vraiment et que c’était confortable, de lire à ses côtés ? Je ne sais pas. Mais j’ai tout lu. Passer par quelques extrêmes, dans les mots et dans la vie n’était pas interdit, et les ponts de misère et de gloire me sautaient à la gueule. Je me souviens que je relisais chaque page plusieurs fois, parfois à voix haute, tellement ça surgissait, le parlé, pas le figé qui se réfléchit lui-même. Inimitable, ample, dément. Dans la traduction d’André Markowicz, pour que ça fuse, ça exagère, ça répète. Par exemple, Mitia est “soudain affreusement surpris” (p 265 des Frères Karamazov) avant d’être “affreusement stupéfait” quelques lignes plus bas. Mitia, mon frère, on fait ce qu’on peut.

Maintenant, il y a aussi des livres d’enfants, qui grignotent par le bas, et c’est amusant de savoir qu’ils prendront peut-être le dessus, que la bibliothèque finira pleine d’image, et que les autres, mes vieux copains, n’auront plus qu’à finir dans une de ces librairies d’occasion, avant de rejoindre la bibliothèque de quelqu’un d’autre. Ma fille m’a dit hier qu’elle était amoureuse, et elle a dessiné un cœur sur une page glissée dans un livre.