©EncoreUnePhotoPriseAvecUnTéléphoneDansUneRue
Éloge du labyrinthe infini, un portrait de Roger Caillois (1913-1978) Conférence des Midis de la poésie de Christophe Van Rossom
Lectures de Antoine Motte dit Falisse
Ceux qui ont fait des études se souviennent peut-être de la relative ivresse qu’il y a à se plonger dans une œuvre, et à évoluer à l’intérieur avec la familiarité de celui qui en connaît les articulations, les légers changements de cap qui vont permettre à une théorie d’évoluer, le tout finissant par se digérer en une belle monographie critique, avec quelques concepts clefs.
Mardi midi, Christophe Van Rossom se penche sur l’œuvre de Roger Caillois, penseur et poète important qu’il entend remettre au centre, on oublie tellement vite, même les plus grands. Le conférencier est très à l’aise aux côtés de Caillois, même s’il l’annonce : il y a trop à dire. Il raconte comment tous les chemins d’une certaine époque de la pensée mènent au même protagoniste. La séance permettra d’effleurer trois axes du « labyrinthe infini » que constitue l’œuvre de Caillois. D’abord, celui d’un Roger Caillois critique et sceptique à l’égard des pouvoirs de l’art et de la poésie et défenseur de la prose. Ensuite, l’explication de l’imbrication de deux concepts : la notion de logique de l’imaginaire avec celle de science diagonale. Et pour terminer, celui du sentier de la poésie, celui que Caillois a emprunté à sa façon pendant tout le temps qu’il a habité le 20ème siècle, avec ses enquêtes sur la beauté du monde minéral.
Le programme est posé, il n’y a plus qu’à le dérouler, et l’auditoire s’y prépare, Christophe Van Rossom aussi. Il suffira de quelques indications biographiques, pour resituer le penseur dans son temps, et en avant. Mais au bout d’une heure, le temps imparti pour la conférence, le conférencier doit reconnaître qu’il n’a pas encore commencé à aborder les points en question : il s’est perdu dans le labyrinthe.
Dans les allées duquel on a pu croiser quelques lettres d’insultes d’André Breton, des mentions de travaux sur l’entomologie, la minéralogie, la mythologie, le sacré, l’imaginaire, Reims en 1913, l’histoire des religions, un peu de poétique et d’esthétique, le collège Louis le grand, quelques rêves et leurs interprétations, Vitry-le-François, l’éthologie, les impostures politiques, l’anthropologie, une grand-mère qui savait lire mais qui n’a jamais vu la mer, des révélations d’auteurs d’Amérique Latine publiés dans la collection la Croix du Sud chez Gallimard, l’exorcisme d’une parente qui puait, des « monstres aux ventres frêles et mous » (il s’agit d’insectes), l’exploration des pouvoirs du récit, l’idée qu’il ne faut pas se contenter de chercher mais chercher à comprendre, l’importance des jeux dans l’histoire des hommes, la mention de réflexions sur la classification, une allusion aux sociétés secrètes, des haricots sauteurs et l’explication du phénomène (ils sont pleins de larves d’insectes), l’importance des fêtes, la certitude que Caillois était un des meilleurs théoricien de la théorie de la guerre dans l’économie universelle, le rappel de ses fonctions de directeur de revue, de collection, d’académicien, de grand commis des lettres françaises à l’Unesco, des réflexions sur le totalitarisme tenues dans des arrières salles de café, (et pourtant, ça volait haut), le Collège de sociologie, une jeune femme très belle, jeune, riche, puissante, Ponce Pilate…
Oui, cette conférence avait beaucoup à dire, et en a dit pas mal.
Écouter, apprendre, se familiariser ; écouter, surtout. Le rôle d’auditeur permet de se laisser aller, et on ne mesure pas toujours la prouesse qu’il y a à aller au bout de cette conférence qui se déroule. On ne veut pas savoir ce qui a dû être consenti, comme travail et comme renoncement (lire Caillois, ça prend des années) pour donner l’impression de facilité habituelle.
Il y a des démonstrations qui se perdent en chemin, des ratés dans la magnifique machine que les hommes de recherche maîtrisent. On l’oublie, parce que la toute-puissance est partout, mais quand l’horloge de midi sonne, un certain mardi, inutile de chercher le plan, et de le prendre comme point de repère de ce qu’il faudrait retenir, en une heure.
Oui, c’est parfois plus simple de chercher dans une pensée ce qui la fait briller, mais quand elle brille trop, on peut se retrouver ébloui. Est-ce que c’est décevant ? Est-ce que tout revient au même ? Il y a dans une conférence ratée un je ne sais quoi de magistral. À l’heure de l’information en continu, qui sculpte ses formes plutôt que de toucher le fond, on se réjouit de pouvoir s’enfermer avec des hommes qui flanchent sur le temps qui passe, et qui ne parviennent pas à le maîtriser. Et on espère qu’une session de rattrapage nous permettra une nouvelle errance à travers le labyrinthe, du côté des trois sentiers promis.